La queue de Voltaire

Eugène de Mirecourt, La queue de Voltaire, Paris, Dentu, 1864 / Chapitre I : Ce que fit le diable, à propos d’un sermon de Bourdaloue et d’un jubilé du pape                                  


Dans quelques siècles d’ici, la légende, dont les facultés intuitives, si je puis m’exprimer de la sorte, écartent le voile du monde invisible et révèlent aux peuples ce que l’histoire ne leur apprend jamais, la légende racontera ce qui va suivre :

Le 21 février 1694, Paris se trouvait en plein carnaval.

Curieux d’examiner par lui-même comment se passaient les choses à une époque de l’année si propice à la damnation des hommes, Satan quitta tout exprès son royaume de flammes, et vint sur terre, accompagné de ses trois principaux ministres, les démons de l’orgueil, de la luxure et du blasphème.

D’abord il visita Versailles, où il se scandalisa fortement de voir la cour assemblée à la chapelle, et prêtant une oreille pieuse à un sermon du père Bourdaloue.

Indigné de ce qu’il appelait la volte-face ridicule de Louis XIV et maugréant contre madame de Maintenon, l’ange de ténèbres partit au plus vite.

On eût pu l’entendre traverser les airs comme un souffle de tempête.

En moins de cinq minutes, lui et ses trois ministres furent au Palais-Royal, où demeurait le neveu du roi. Ils avaient besoin de se consoler d’une manifestation religieuse, tout à fait en dehors de leurs principes, par le spectacle des débauches du jeune duc d’Orléans et de son impudique précepteur.

Chez le futur régent, la société parut charmante au prince du sombre empire. Dans les grands appartements comme dans les petits, grouillaient une foule de vrais disciples de l’enfer.

La dépravation, l’impiété, l’orgie étaient au comble.

— A merveille! Ici tout va pour le mieux, dit Satan. Voyons si l’on se comporte aussi bien ailleurs?

Perçant la voûte de l’ancien salon cardinal, et saluant de la griffe, avant de partir, un portrait de Richelieu, les hôtes infernaux disparurent.

Ils pénétrèrent dans la plupart des maisons du voisinage.

Mais la conduite des bourgeois de Paris n’eut pas l’approbation de l’ange rebelle. Beaucoup d’entre eux, à l’exemple de la cour, s’occupaient du jubilé, que venait d’accorder le pape Innocent XII, et que les pères Jésuites, alors en très haute estime, prêchaient dans chaque paroisse. Tout le reste songeait à peine au carnaval et négligeait danses et festins. par simple préoccupation politique.

On disait que le prince d’Orange allait reprendre Namur.

— Ceci ne me convient plus, dit Satan. J’espère au moins que le peuple s’amuse?

Il déploya ses ailes vibrantes, traversa la Seine à la hauteur du Pont-Neuf, esquiva la Sainte-Chapelle par un crochet, puis vint s’abattre au milieu de la Cité.

Ses acolytes le suivaient toujours.

Huit heures sonnaient à Notre-Dame, et déjà les rues étaient désertes. Le peuple dormait.

Depuis deux mois les artisans de ce quartier laborieux luttaient contre la rigueur de l’hiver. Les travaux étaient mal payés ou d’une exécution difficile. On ne pensait ni au plaisir ni à la mascarade.

En traversant la rue des Marmousets, Satan poussa la porte vermoulue d’une masure, à travers les ais disjoints de laquelle filtrait la lueur d’une lampe. Il la referma brusquement avec un cri sinistre, en voyant une femme agenouillée qui faisait sa prière du soir.

— Ah ! ça, tout Paris devient cagot ! cria le diable en courroux : il est temps que cette plaisanterie cesse, je le veux!

De l’autre côté de la rue brillait une seconde lumière. C’était au premier étage d’une maison bourgeoise. Le roi du mal et ses ministres s’élevèrent jusqu’au balcon.

Voici ce qu’ils aperçurent.

Un enfant chétif et malingre, qu’on n’avait pas cru, pour celte raison, devoir présenter encore au baptême, agonisait dans son berceau. La mère, endormie à peu de distance, n’entendait pas, au milieu de son premier sommeil, le râle plaintif du nouveau-né.

Ses couches avaient eu lieu le soir précédent.

Assis au coin de l’âtre dans la même pièce, un homme d’une quarantaine d’années environ, chaudement enveloppé d’une robe de chambre et les pieds devant le feu, venait d’absorber une bouteille de fin bourgogne. Ayant bu le dernier verre et trouvant le fauteuil moelleux, il se mit à ronfler avec un timbre sonore, sans se douter qu’un spasme étouffait son fils.

— Entrons! dit Satan, qui poussa la fenêtre.

— Où sommes-nous? demandèrent, tout intrigués, les démons de l’orgueil, de la luxure et du blasphème.

— Dans un domicile que vous ne quitterez plus, répondit le maître infernal, avec un effroyable sourire : chez François Arouet, ancien notaire, payeur des épices et receveur des amendes à la chambre des comptes.

Il s’approcha du berceau.

— Voici que cet enfant meurt, dit-il à ses ministres. Je vous donne son corps. Habitez-le simultanément, et n’en sortez pas que je ne vous rappelle!

Les démons y restèrent quatre-vingt-quatre-ans, trois mois et sept jours.

Né le 20 février 1694, le fils de François Arouet, qui plus tard changea son nom en celui de Voltaire, ne mourut que le 30 mai 1778, après avoir vengé Satan du sermon du père Bourdaloue et du jubilé du pape Innocent XII.

Voltaire à Ferney