Kehl

La première édition posthume des œuvres de Voltaire fut l’un des grands événements culturels de la dernière décennie de l’Ancien régime. Il était exclu de la faire en France, mais les frontières vont bien à Voltaire : le projet fut implanté dans un ancien fort Vauban de la défense de Strasbourg reconverti en complexe d’imprimerie, à Kehl — d’où ce nom d’édition de Kehl.

Beaumarchais, l’immortel créateur de Figaro y tint de bout en bout le premier rôle, non comme écrivain, puisqu’il n’en a rédigé que quelques notes amusantes, ni comme intellectuel, puisqu’il en délégua largement à Condorcet l’orientation politique, mais comme patron et décideur, comme éditeur au sens plein du terme : il finança l’entreprise (sur les énormes profits de ses affaires d’armateur et négociant), il coordonna l’ensemble du processus éditorial (de l’achat des presses à la mise en marché du produit), il anima enfin, avec une maestria sans précédent, dix ans durant, les campagnes d’annonce, de rappel, de lancement, le battage publicitaire qui fixa sur le « Voltaire de Kehl », au centre de l’espace médiatisé du temps, les regards de l’Europe française.

On peut trouver sa mise en scène tapageuse, avec ses loteries de souscription, son « Prix Voltaire », son slogan « Et Voltaire est immortel » repris à la fin du Mariage de Figaro : l’impératrice Catherine II de Russie n’appréciait guère ce « Voltaire figaroïsé ». Mais le bouquet de la parade est plutôt réussi : le 11 juillet 1791, dans le cortège qui monte vers le Panthéon, un coffre doré, porté à bras d’hommes, expose aux yeux des citoyens les 70 volumes d’un superbe exemplaire in-octavo offert à la Nation par M. Caron de Beaumarchais.

Voltaire à Ferney