Johann Gottfried Herder

Une autre philosophie de l’histoire (1774)

[Herder vient de défendre l’idée que la religion repose avant tout sur l’étonnement et l’admiration, et non pas sur la crainte et le tremblement]


« Quelle stupidité ce serait si cette ignorance et admiration, cette imagination et vénération, cet enthousiasme et esprit enfantin, tu prétendais leur imprimer la flétrissure des plus noires manifestations du diable [Teufelsgestalten] à ton époque, l’imposture et la bêtise, la superstition et l’esclavage, qui prétendent inventer une armée de prêtres démoniaques et de tyrans fantômes, lesquels n’existent que dans ton âme ! Quelle stupidité mille fois plus grande encore si tu t’avisais de vouloir généreusement doter un enfant de ton déisme philosophique, de ta vertu et de ton honneur esthétiques [ici : sentimentaux], de ton amour pour tous les peuples en général, plein d’oppression tolérante [allusion au « despotisme éclairé » de Frédéric II], d’exploitation et de philosophie des lumières selon le goût relevé de ton temps ! ».

[A propos de l’amélioration progressive générale du monde]

« D’autres qui virent ce que cette rêverie a de déplaisant sans trouver rien de mieux, virent les vices et les vertus alterner comme les climats, les perfections surgir et disparaître comme feuilles printanières, les mœurs et les penchants humains voler et se retourner comme les feuilles du destin – pas de plan ! pas de progression continue ! une éternelle révolution ! – toujours le même tissu qui se tisse puis se déchire ! – travail de Pénélope ! Ils sont en proie au vertige, au scepticisme à l’égard de toute vertu, de tout bonheur et de toute destination de l’homme et l’introduisent dans l’histoire, la religion et la morale entières – le ton à la dernière mode chez les philosophes les plus récents, en particulier ceux de France, c’est le doute. Le doute sous cent formes, mais toutes avec le titre qui éblouit : ‘tiré de l’histoire du monde !’ ».

[Portrait de Voltaire]

« ‘L’écrivain de cent ans’ [Voltaire – note de Herder], qui sans contestation ni contradiction a agi en monarque sur son siècle – qui de Lisbonne au Kamtchaka, de la Zambie aux colonies de l’Inde est lu, appris, admiré, et, qui plus est, suivi – avec son langage, ses cent talents divers d’affabulation, avec sa facilité, avec son jaillissement d’idées toutes fleuries – surtout du fait qu’il est né là où il fallait pour utiliser le monde, utiliser prédécesseurs et rivaux, utiliser occasions et points de départ, surtout les faiblesses les plus profitables des plus belles fiancées de son temps, les souverains de toute l’Europe – ce grand écrivain, que n’a-t-il pas fait sans aucun doute aussi pour le plus grand bien de son siècle ! Il a répandu la lumière, ce qu’on appelle la philosophie de l’humanité, la tolérance, la facilité à penser par soi-même, un scintillement de vertu sous cent figures aimables, des petits penchants humains dilués et édulcorés – en tant qu’écrivain sans nul doute il est au plus haut sommet du siècle ! Mais, en même temps que tout cela, quelle misérable frivolité, que de faiblesses d’incertitude et de froideur ! Quelle absence de profondeur, de plan arrêté, que de scepticisme à l’égard de la vertu, du bonheur et du mérite ! Que de choses son rire spirituel [witze weggelacht] a balayées sans avoir voulu en partie les balayer – que de doux liens, agréables et nécessaires il a rompus d’une main criminelle [frevelnder hand], sans nous donner quoi que ce soit qui pût les remplacer pour nous, qui ne résidons pas tous au Château de Fernay [Château de Fernay(sic) residiren]. Et par quels moyens, quelles voies est-il parvenu à ce qu’il a de mieux ? Entre quelles mains donc nous livre-t-il avec toute sa philosophie et son dilettantisme sans morale ni ferme sentiment humain ? ».

Voltaire à Ferney