Le meilleur des mondes
À table, nous avions ce soir-là du singe farci et, surtout, des perroquets nappés d’une lourde sauce à la crème où dérivaient, comme des embarcations fragiles, quelques champignons des Alpes. La discussion, alourdie par les effluves du vin de Bourgogne et les efforts consentis à la mastication, progressait lentement mais sûrement, au rythme imposé par le défilé des plats de ce repas digne du meilleur des mondes.
Comme chacun le sait, une nourriture riche conduit souvent à des réflexions qui se veulent profondes, au point où pareille lourdeur entretient souvent des rapports étroits avec une totale légèreté. L’étendue de la surface de la discussion finit alors par se prendre pour l’équivalent de la profondeur. Aussi en sommes-nous venus, d’un commun accord, à un moment tardif de la soirée il est vrai, à trouver logique qu’on fabrique des motoneiges au Québec, puisqu’on y trouve tant de neige, et des TGV en France, où se trouvent justement beaucoup de chemins de fer.
Le monde est naturellement bon et prévoyant partout. Mère nature ne fait-elle pas pousser des pommes en Normandie, sachant que c’est là que l’on boit le plus de cidre, et des bleuets au Lac-Saint-Jean, sachant que c’est là que l’on prépare le plus de tartes avec cette baie?
À Ferney, près de Genève, le domaine de Voltaire accueillait ce soir-là, dans une orangerie quasi en ruine, les éditeurs d’un joli livre consacré à une adaptation radiophonique de Candide. Ce texte, mis en dialogues par Jean Tardieu, fut enregistré en 1946 par une brochette de comédiens sur une musique de Claude Arrieu. Depuis soixante ans, la bande maîtresse de cette émission radiophonique était préservée dans une voûte.
ll est normal, me disais-je, que les vieux pays conservent ainsi des traces de cultures anciennes tandis que le Nouveau Monde s’emploie tout naturellement à s’en débarrasser au nom d’une soif d’avenir dont il n’est jamais rassasié. L’ordre naturel des choses veut qu’un vieux peuple qui aime tant s’écouter parler soit enclin à se réécouter à travers les grandes oeuvres de son passé, d’où ce souci constant de tout préserver. Aussi y avait-il bien du monde de réuni à ce lancement de Ferney, malgré la pluie froide et la nuit noire qui s’avançait peu à peu à travers les branches des grands chênes qui annoncent le château.
Mais comment expliquer, par les mêmes implacables lois naturelles, que la maison de Voltaire, rachetée il y a un peu plus de dix ans à une famille de diamantaires par la République, se trouve dans un état aussi navrant? Le bâtiment principal, vaste ensemble bien carré, montre en plusieurs endroits des signes évidents de très grande fatigue. À l’entrée du château, la petite chapelle où François-Marie Arouet envisageait d’être enterré offre aux rares visiteurs le triste spectacle d’un toit bien près de s’effondrer. À l’intérieur, trois oisillons viennent de naître dans un bénitier en marbre laissé au milieu de vieux matériaux rangés là n’importe comment, tel qu’on le ferait dans un simple cabanon d’arrière-cour. Au fronton de cette chapelle, on peut encore voir une plaque amusante où le philosophe a fait graver «À Dieu» puis, en lettres plus imposantes, «de Voltaire», comme s’il s’agissait d’une dédicace. «Voilà la seule église qui n’est pas offerte à un saint», racontait Voltaire, en ajoutant qu’il avait toujours préféré, pour sa part, s’occuper «du maître plutôt que de ses valets»…
Tard en soirée, de retour au village, installé tant bien que mal sous les mauvais draps de ma chambre orange de l’hôtel Bellevue, là où dorment d’ordinaire les représentants africains de l’ONU trop pauvres pour se payer le gîte à Genève, je me replonge dans le Guantánamo de Frank Smith. Poète, ce Smith est aussi l’un des coordonnateurs de l’Atelier de création radiophonique de France Culture. Pour rédiger ce livre original, il a utilisé les comptes rendus des témoignages des prisonniers politiques de Guantánamo, obtenus comme on le sait grâce à l’insistance de la presse américaine. Smith les a lus et les a découpés finement pour recomposer, sur la base de cette curieuse matière, une sorte de long récitatif qui permet de dire l’innommable selon une forme tout à fait originale. Chaque fragment apparaît tressé inextricablement l’un à l’autre. Ces témoignages, revus sous cette forme inattendue, prennent l’allure d’un long poème noir qui rend compte de l’existence du pire au nom du Pouvoir américain. On comprend à cette lecture prenante que l’humanité accepte les pires outrages comme s’il s’agissait d’une pluie fine, sans trop sans plaindre, sans trop porter attention.
Il importe autant que jamais de cultiver notre jardin.
Le Devoir, Montréal, 15 mai 2010.