J’ai effectué la visite du château de Voltaire à Ferney, et son esprit s’y décèle encore. Le plus remarquable est la capacité du philosophe à se glorifier lui-même. Il a commandé un tableau assez mal peint au sein duquel il connaît, grâce à Apollon, une apothéose qui le place à la suite de Sophocle, Euripide, Racine et Corneille ; car il se pensait un immense dramaturge. Mais il méprisait Shakespeare.
Après sa mort, et à la Révolution, on l’a porté aux nues de nouveau, mais pour ses opuscules philosophiques ; et à mon avis, on a alors réalisé des images de meilleur goût : on voit notamment un dessin le représentant en homme de lumière, rayonnant et beau, d’une éternelle jeunesse, monté sur un cheval ailé, tandis qu’il porte à la main le visage qu’on lui connaît, devenu un simple masque; c’est assez grandiose.
La Révolution de 1789 fut souvent plus mystique qu’on ne le sait ou l’admet aujourd’hui, et un cortège glorifiant Voltaire le félicita d’avoir abattu à la fois le fanatisme et l’athéisme : car les nobles, en France, étaient fréquemment cyniques, et le roi Louis XV, lui-même, ne croyait guère en Dieu. En haut de l’échelle sociale, on se divinisait soi-même, et l’Église catholique était utile surtout parce qu’elle affirmait que l’ordre terrestre reflétait l’ordre céleste ; l’autorité du Roi était assimilée à celle de Dieu. Cela dit, Voltaire écrivit pareillement que l’utilité de la religion était de sanctifier des lois que le peuple, sinon, tendra toujours à contester, créant dans la société un perpétuel désordre ; il ne manquait pas non plus de cynisme. Il croyait quand même bien en un être suprême qui accomplissait dynamiquement la justice dans le monde ; en tout cas le disait-il. Dans les faits, cela ne se réalisait pour lui que mollement.
Quelques tableaux qui n’étaient pas dénués de goût ornaient son salon : les nymphes s’y promenaient au clair de lune avec les amours ; la luisante Diane, trônant dans l’orbe d’argent, veillait sur ce beau monde. Lorsqu’il scrutait la nature, Voltaire ne cherchait pas à plonger le regard au-delà des objets dont il tirait des jouissances. Un abîme demeurait, je crois, entre le dieu théorique qu’il concevait et sa vie sublunaire, si j’ose dire : constituée des douceurs de l’air et des feux qui l’embrasent ! Il participait d’une forme de baroque dégénéré, presque entièrement happé par les forces d’en bas. Rousseau, regardant la nature d’un œil plus digne, encourageait à y trouver et à contempler la figure de l’Être suprême ; il rejetait les images de la mythologie dont Voltaire appréciait la sensualité, parce que, dans les astres mêmes, ou leur lumière, il ne voulait rien voir qui fût indigne de ce que pouvait concevoir l’intelligence de l’Homme. Il avait une forme de piété ; le philosophe de Ferney restait disciple d’Épicure.
Rémi Mogenet, Tribune de Genève, 28 août 2011